Lettre aux administrateurs d'écoles
L'embarras social-économique marque un.e élève à jamais.

Anne-Lovely Etienne s'ouvre sur les failles du système d'éducation québécois dans une lettre ouverte.
Les opinions exprimées sont celles de l'auteur ou l'autrice et ne reflètent pas nécessairement la position de Narcity Media sur le sujet.
Cher.ère.s admistrateurs.trice.s d’écoles,
Laissez-moi vous raconter mon histoire qui fait écho à la situation de plusieurs autres élèves.
Maman a vu grand pour mon éducation. Immigrante et arrivée ici avec moins de 500 $ dans les poches, elle se sacrifie comme préposée aux bénéficiaires à laver les fesses de personnes âgées, parfois racistes… Elle ne s’attarde pas aux insultes. Elle préfère focaliser son énergie sur mon avenir et celui de mes frères et sœurs. Nul besoin de vous dire que je salue le courage d’une mère comme la mienne.
J’ai 15 ans. Je suis une excellente élève dans un collège privé. Je navigue dans un milieu nanti parmi les bourgeois.e.s, des personnes privilégiées...bref, je fréquente une partie de la jeunesse dorée de Montréal.
Un jour, arrive la fin d’étape.
C’est donc la remise de bulletin, qui se déroule par nom de famille en ordre alphabétique. À mon nom, « Etienne », ma titulaire passe tout droit. Je me dis qu’il y a sans doute une erreur. J’attends donc jusqu’à la fin des classes pour tenter de comprendre cet oubli, qui semble avoir été commis délibérément devant mes camarades. Ma professeure me répond que je dois me rendre au secrétariat pour récupérer un document. Puis, c’est au tour de la secrétaire de m’expliquer que ma mère n’a pas encore défrayé les frais de scolarité et que, tant et aussi longtemps que la somme n’a pas été acquittée, je n’ai pas le droit d’obtenir mon bulletin.
C’est à ce moment précis que j’ai compris que j’étais différente des autres.
C’est à ce moment précis que j’ai su ce que voulait dire « diversité économique ».
C’est à ce moment précis que j’ai voulu être blanche comme mes amies privilégiées parce que j’étais envahie par l’humiliation.
Arrivée à la maison, je bouillais de rage.
Arrivée à la maison, j’avais une envie brûlante d’engueuler ma mère.
Arrivée à la maison, la colère a cédé sa place aux larmes, constatant à quel point la vie était injuste.
Je vous raconte tout cela parce que je suis convaincue qu’en tant que membre de l'administration d’une école vous tenez une responsabilité primordiale : celle de la vigilance de l’embarras social-économique qui a un impact direct sur la réussite sociale en milieu scolaire chez les élèves de milieux défavorisés.
Je m’explique.
Un huissier pour des frais scolaires au Québec
Je définis l’embarras social-économique comme la situation où l'on est exposé, généralement à notre insu et contre notre volonté, à des révélations publiques concernant notre situation financière familiale.
En d’autres mots, on vous flanque la honte publiquement parce que vos parents en arrachent dans la vie. Point barre.
Par exemple, la maman d'un adolescent qui fréquente l’École secondaire du Harfang, sur la Rive-Nord de Montréal, m’a écrit récemment pour me confier qu’un huissier avait présenté une lettre de réclamation pour des frais scolaires impayés à son domicile. Elle m'a expliqué que la scène s’est déroulée un lundi soir, vers 20 heures, devant ses enfants inquiets qu’elle ne puisse pas acquitter la facture de 176,73 $, en plus du 25 $ de frais de perception.
Entre l'indignation et le choc, je ne pouvais pas croire ce que je lisais : un huissier pour 177 $? C'est une blague, n'est-ce pas?!
J’ai par la suite contacté le Centre de service scolaire des Mille-Îles, à savoir si cette maman disait vrai sur les services d’un huissier pour des frais non payés. En effet, la conseillère en communication Mme Mélanie Poirier m’a répondu en me confirmant la procédure officielle : l'administration émet d'abord deux avis écrits aux parents. Dans ces avis, il y a possibilité pour eux de prendre des ententes de paiements. Si des mesures ne sont toujours pas prises après l'envoi de ces deux avis écrits, l'administration a recours au service d'un huissier. Même pour 177 $.
De plus, dans d’autres cas, elle précise qu’il y a possibilité d’un transfert de la créance à une agence de recouvrement ou à un avocat si la dette est très importante (ce qui peut arriver au service de garde ou pour des programmes sportifs coûteux).
L'envoi d'une mise en demeure par huissier est un donc un recours tout à fait normal employé par l’institution scolaire.
D'ailleurs, il est ironique de la part d'un établissement scolaire d'avoir recours aux service d'un huissier de justice dont le taux horaire est plus élevé que certaines dettes acclamées.
Je comprends qu’il faut payer. Je comprends que ces frais ne sont pas catastrophiques ou faramineux et je conçois également qu’il existe beaucoup d’adultes non responsables.
Mais aujourd’hui ce n’est pas de ça dont il est question pour moi. Il est question de dignité des enfants, des élèves face à l’humiliation qu’ils et elles, subissent à chaque fois qu’un huissier débarque à la maison, à chaque fois qu’on leur refuse le droit de pratiquer une activité parascolaire ou d’accéder à leur programme d’études…pensez à chaque fois qu’ils et elles sont mis.e.s de côté pour un solde impayé...Pensez aux impacts de l'embarras social-économique sur des personnes qui sont déjà à un âge où l'on est si fragiles, en pleine construction identitaire.
L’humiliation économique
J’ai d’ailleurs demandé à ma communauté de parents sur Instagram si un solde non payé pour des frais de scolarité avait occasionné des problèmes à leurs enfants, et force est de constater que c'est une pratique courante.
Voici quelques réponses :
« On a coupé l’accès au service de garde le midi. J’ai dû emprunter à mes parents pour régler la situation le plus rapidement possible. Comment un parent peut-il travailler s’il doit venir chercher son enfant à l’heure du dîner? », m’a confié une mère.
« Sur l’heure du dîner, on a demandé à mon fils de manger seul dans le gymnase, sans ses amis, parce qu’il y avait un solde de quelques jours de retard », a dénoncé une maman.
« J’ai dû refuser à une étudiante de passer son examen final dans le passé car le collège où j’enseignais m’avait envoyé une note comme quoi elle n’avait pas acquitté ses frais de scolarité… », m’a écrit une ex-enseignante.
Ce sont des situations de vie qui illustrent ce qu’est l’embarras social-économique. Et cet embarras ne contribue malheureusement pas à la réussite académique, au sentiment d’appartenance en milieu scolaire, ni au désir d’accomplissement. Il contribue seulement au découragement, à l’anxiété et à l’isolement social qui peuvent résulter au décrochage scolaire.
Pourtant, j’ai la conviction qu’en tant que directeur.trice ou administrateur.trice d’un établissement scolaire, la réussite des élèves est au cœur de votre travail de gestion, mais également de vos préoccupations. Alors pourquoi ne pas user de tact, de bienveillance, de relations simplement humaines plutôt que des avis écrits et des huissiers?
Que sont devenus les appels téléphoniques au lieu des courriels déposés dans un portail en ligne?
Que sont devenues les rencontres individuelles en toute confidentialité au bureau de la direction ?
Que sont devenus les événements communautaires ou les levées de fond de quartier pour donner un coup de pouce aux familles en difficulté?
Vous allez me dire : Anne-Lovely, notre système d’éducation est déjà brisé, tu n’as aucune idée de ce que c’est de gérer une école. Certes. Mais cela veut-il dire qu’on a oublié de faire preuve d’humanité pour élever des jeunes à devenir des adultes dignes de demain?
Je ne sais peut-être pas ce qu'implique la gestion d'une école, mais je sais une chose : l’humiliation économique, vous savez, marque à tout jamais.
La preuve? Je vous écris cette chronique aujourd’hui en toute connaissance de cause.
